Troisième extrait de mon troisième polar
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Strasbourg
Du petit balcon de son studio, rue Marguerite Perey, Antoine Grass regardait cette grande maison bourgeoise qui datait de la période où les riches strasbourgeois venaient passer leurs fins de semaines à la Robertsau, ancien quartier maraîcher de la capitale européenne.
Âgé de soixante-douze ans, il refusait une opération de la hanche droite, laquelle l’empêchait pourtant de faire de longs déplacements. Sa seule sortie consistait à prendre le bus pour se rendre au sauna de la piscine du boulevard de la Victoire une fois par semaine.
Il passait le plus clair de son temps sur son balcon ou derrière sa fenêtre à observer ce qui se passait dans la rue.
Il aurait pu écrire un roman sur la vie de sa voisine d’en face qui recevait ses amants dès que son mari, fonctionnaire aux impôts, quittait le domicile conjugale. Il connaissait les horaires de sorties de son voisin retraité du dessous qui emmenait son affreux petit teckel aboyeur faire un tour du quartier qui durait invariablement une vingtaine de minutes. Il se mettait des boules Quiès dès que l’assureur du dessus rentrait, car il savait qu’une dispute allait s’engager immédiatement avec sa femme, querelle qui se terminait régulièrement par des grincements de lit précédant les cris de plaisir de l’épouse. Il se demandait combien de temps les jeunes médecins, qui habitaient sur le même palier, passaient avec leurs enfants en bas âge, alors qu’ils assuraient tous les deux à tour de rôle des permanences à la clinique Sainte Anne, et quelle pouvait bien être leur vie de couple.
Mais depuis quelques mois, toute son attention était mobilisée par cette maison qui l’intriguait.
Scotché derrière ses jumelles, il avait assisté à sa rénovation qui avait duré à peine six mois, et exécutée au prix certainement le plus fort : pelouse en rouleaux, végétation de luxe, meubles d’antiquaires arrivés curieusement dans des camionnettes minables, grilles de deux mètres opaques sur tout le pourtour, immense garage en sous-sol pouvant accueillir plusieurs voitures. Tout lui avait semblé hors normes et hors de prix.
Il n’avait pas réussi à identifier un propriétaire possible parmi les hommes en costumes qui venaient juger de l’avancement des travaux. Deux ou trois femmes seulement, qui semblaient toutes sorties d’une revue de mode, s’étaient présentées durant cette période. .
Il estimait la capacité de la maison à plus d’une vingtaine de pièces de tailles diverses, allant de la chambre de bonne à un grand salon de réception au ré de chaussée.
Depuis que les travaux étaient achevés, il n’avait pu encore distinguer d’habitants réguliers. Tous semblaient de passage et avoir plutôt une vie nocturne. Les fenêtres des chambres de bonnes ne s’éclairaient que tardivement dans la nuit, et plus souvent même dans le dernier quart..
Comme beaucoup de retraités qui n’avaient rien à faire de leurs journées, il se levait très tôt. C’est ainsi qu’il voyait même parfois arriver au petit matin des jeunes femmes, court vêtues, descendre de taxis et entrer dans la demeure, comme si elles rentraient chez elles après leur travail.